Éloge a l’éducation « imparfaite »: Et si chaque parent faisait tout juste ?

 

En fouillant dans ma bibliothèque, je retrouve le livre « Qui commande ici ? Conseils aux parents d’enfants tyrans » de Marcel Rufo, pédopsychiatre français, paru en 2019. Quelle coïncidence aussi que, cette année 2023, le livre « L'éducation approximative: Ou comment appliquer l'éducation positive dans la vraie vie » d’Agnès Labbé, aussi de 2019, réapparait dans une nouvelle édition. La vertu de ces deux ouvrages ? Celle de nous rappeler que maintes études et recherches corroborent que les parents d'aujourd'hui font, de manière générale, tellement mieux qu'auparavant. C'est donc le moment de déculpabiliser et de se faire confiance. Hélas, quand la théorie – p. ex. celle de « l'éducation positive » – se heurte à la réalité des foyers modernes, la confusion et le désarroi sont presque inévitables.

 

Écouter son enfant, le laisser exprimer ses émotions, chercher à le comprendre en préférant le dialogue aux menaces: les principes d’une éducation « positive bienveillante » et ses promesses d’entente, de sérénité, ont séduit de nombreux parents qui bannissent désormais le formule magique: « Parce que c’est comme ça! », remplacé par d’autres solutions plus compréhensives, que l’on retrouve compilées par dizaines dans plusieurs manuels d’éducation et pédagogie. L’enfant se sent rassuré, soutenu, écouté et tout se passe bien « dans le meilleur des mondes possible ».

 

Toutefois, comment rester calme lorsque les évènements quotidiens nous sortent « du concept positif » ? Doit-on se sentir mauvais parent lorsque la patience nous lâche, qu’on ne parvient plus à communiquer sereinement et qu’elle arrive au galop, la phrase, celle qu’il ne faut surtout pas prononcer: « Si tu continues, tu seras privé de dessert ! » A-t-on échoué, lorsque l’éducation bienveillante rencontre la réalité d’un foyer moderne, les personnalités différentes de plusieurs enfants et la fatigue d’adultes légèrement surmenés?

« Non, pas du tout », nous rassurent immédiatement ces deux experts. « Les parents d’aujourd’hui ont fait d’immenses progrès, ils sont beaucoup plus à l’écoute qu’auparavant », tempère Rufo. « Tous veulent que leurs enfants soient heureux. Ils sont nombreux à culpabiliser ou à s’inquiéter de ne pas être parfaits, alors qu’ils ont déjà fait pas mal de progrès ! » Voilà pour l’avis du professionnel, mais sur le terrain, comment faire?

 

Agnès Labbé, mère de 4 enfants, nous confie, déjà en 2019, qu’après avoir longtemps cherché la perfection, elle s’est finalement autorisée à devenir une mère « détendue du chignon ». Cette auteure française et experte en éducation vient de publier à nouveau son livre « L’éducation approximative ». L’ouvrage, qui déborde d’humour et d’anecdotes personnelles, constitue une ode à l’imperfection et aux parents parfaitement imparfaits, qui font ce qu’elles/ils peuvent de la théorie et acceptent leurs limites, leur humanité.

 

En effet, l’éducation positive propose le dialogue avec l’enfant et suggère de lui apporter une explication à chaque situation de crise. Dans la vie « de tous les jours », une majorité de parents ne sont pas toujours capables. Après une journée compliquée au travail, la fatigue est telle que les ressources nécessaires pour réussir à entamer le dialogue avec mon enfant ou adolescent.

C’est grâce à une approche approximative que Labbé a finalement trouvé un équilibre et réussi à chasser la culpabilité qui l’assiégeait. Elle, comme plusieurs autres parents qui en témoignent, sont d’ailleurs loin d’être les seuls. La créatrice du blog « Thérèse and the kids » y ajoute : « Après mon deuxième bébé, je me suis jetée corps et âme dans la méthode positive, se souvient-elle. J’avais affiché des marches à suivre et des phrases types sur mon frigo. J’étais à fond. Quand mon mari s’énervait, je sursautais et le reprenais: Mais non, ce n’est pas du tout ça que tu dois leur dire! Toutefois, à l’arrivée de mon troisième enfant, j’ai compris que la théorie ne correspondait pas toujours à la vie réelle… et que ça n’était pas grave ! »

 

Attention, tout de même, si elle conseille l’adoption de «chemins de traverse», Agnès Labbé ne discrédite absolument pas la méthode positive: « Elever un enfant sans crier, et en instaurant le dialogue avec lui est évidemment la voie royale pour en faire un adulte heureux et épanoui », estime-t-elle, « mais ce n’est pas le seul chemin possible. » Autrement dit, inutile de s’autoflageller lorsqu’on laisse les jumeaux devant un dessin animé, alors que le premier chapitre de notre livre de chevet le déconseille fortement.

 

Pour la psychothérapeute Isabelle Filliozat, auteure française de référence dans le domaine de l’éducation, il n’est pas pertinent de viser une application à la lettre. Je cite : « La méthode est parfois difficile, parce qu’il n’y a pas de réponse stéréotypée, toute faite. Il n’y a pas « d‘il faut ou on doit », car il est nécessaire de s’adapter en permanence. Ce n’est pas vraiment une méthode, mais une façon de penser. Et puis, il n’est pas facile de sortir des habitudes et de faire différemment de nos parents ». Et elle y ajoute : « Je ne donne jamais de conseils, acquiesce l’experte. Je donne des informations, des idées, des clés. Le choix de l’action reste au parent, car chaque famille est différente ».

 

Toutefois, où se situe « la limite »? « On la trouve, lorsque notre bienveillance devient une gêne », répond Marcel Rufo. S’il applaudit l’avènement de la bienveillance et la destruction de « l’autorité sans discussion du pater familias », le coauteur de « C’est moi qui commande ici! » souligne aussi l’importance du cadre autoritaire: « Il ne faut pas laisser la bienveillance dériver en séduction, en voulant absolument plaire à son enfant », précise-t-il. « Nous ne sommes pas là pour répondre à tous ses désirs, mais pour qu’il s’identifie à nous et donc à nos défauts aussi! Certaines frustrations sont nécessaires à son bonheur: tout lui accorder, ce n’est pas le préparer au monde réel, dans lequel il devra faire face à des obstacles. »

 

Dans un soupir compatissant, Rufo ajoute que de nombreux parents lui avouent n’être tranquilles que lorsqu’elles/ils prennent leur douche: « Si l’enfant réclame votre attention à un moment où vous ne pouvez la lui donner, expliquez-lui simplement que vous n’avez pas le temps, que vous avez eu des soucis au travail, mais que vous serez disponible demain. La frustration, qui donne accès au oui, le surprendra. Et croyez-moi, il est mieux de les étonner que d’être toujours conforme. Soyez un parent 12/24, c’est déjà superbe, mais frustrez vos enfants, je vous en supplie ! »

 

Oser le « non catégorique »? Pas si facile, lorsqu’on se fie à des études et des manuels de conseils, considérant mille façons de formuler correctement le refus en limitant les dégâts. Une réalité : Les parents reçoivent trop de conseils, ils ne savent plus qui écouter. Agnès Labbé y ajoute : « La société tout entière donne son avis sur ce que devrait être une bonne mère, un bon père. Dès lors, sous couvert de bienveillance, la course p. ex. à la meilleure mère fait des ravages. Entre la cousine végane qui vous fait comprendre que le lait de soja est meilleur pour un bébé ou Instagram qui vous explique que le lit cabane rend les enfants plus intelligents, il est facile de se mettre à douter de ses capacités ».

 

« La formule magique »?.. Il n’y en a pas. Chaque parent ne peut qu’apprendre à se faire confiance, y trouver ce qui lui va mieux dans la méthode choisie, accepter des moments de craquage et créer sa propre recette, fusion d’outils bienveillants et de vie réelle. Sur ce point, Isabelle Filliozat, inspiratrice principale de la méthode d’éducation positive, nous partage : « La vie est courte et fragile. Le temps passe très vite. La seule question qui sera la nôtre au moment de notre départ de cette terre, c’est: comment ai-je aimé ? Cela me paraît un bon guide au quotidien pour notre tâche de parents ».

Image : ©123Rf-soloway